mercredi 4 octobre 2017

Le boulier numérateur



Le boulier numérateur

de Marie Pape-Carpantier

Réplique du boulier numérateur de la Maison d'Ecole à Montceau (collection musée)


La visite d’un musée d’école par des enfants doit avoir une efficacité éducative. Comment la Maison d’École  de Montceau aurait-elle pu laisser un public scolaire indifférent ? Cette question renvoie à la suivante : quelles sont les attentes d’une classe qui vient  dans notre musée ? Les enseignants du second degré situent naturellement leur demande en liaison directe avec leur programme, ils ont donc une approche disciplinaire des visites, alors que les professeurs des écoles ont une approche plus culturelle. Chaque motivation mérite d’être prise en compte, mais nous devons nous garder de scolariser le musée à outrance ou à contrario d’en faire un espace trop ludique. Ne soyons pas dupes de la portée réelle des « interactifs » : les enfants regardent, touchent, soulèvent des objets, écoutent des commentaires, ils peuvent effectivement prendre du plaisir, et c’est indispensable, mais sont-ils pour autant en situation d’apprentissage ? Le questionnement des enfants passe plutôt par la manipulation encadrée, l’observation fine des objets et leur comparaison. Peut-être en est-il de même pour un public adulte. 


Découverte du boulier numérateur par les enfants (collection musée)


Dans cette optique, l’écomusée du Creusot-Montceau, avait décidé, dans son projet scientifique de 2010, de mettre en valeur chaque année, un objet  issu des collections. L’objectif était d’en étudier toutes les facettes de manière à satisfaire toutes les catégories de visiteurs : enfants, adultes, amateurs avisés ou spécialistes, mais surtout d’en mettre une réplique à disposition lors des visites afin de favoriser son appropriation par la manipulation. Quelles notions historiques se cachent derrière lui, qui en fut l’inventeur, l’utilisateur ?
L’objet rare et insolite mis en valeur à la Maison d’Ecole cette année-là fut un boulier. Quelle idée commune me direz-vous ? Soit, mais encore faut-il y prêter un peu plus d’attention et mesurer la complexité du sujet. Il en va ainsi de tous les objets d’autrefois. D’où vient-il ? Que cache-il dans sa mémoire ? C’est ce que nous allons tenter de dévoiler.


Boulier numérateur original (collection musée)


Le boulier numérateur de Marie Pape-Carpantier
Le boulier que possède le musée de la Maison d’Ecole à Montceau est vraisemblablement un des rares exemplaires préservé jusqu’à nos jours. Il a fait l’objet d’une étude approfondie par Jean Claude Régnier, Enseignant chercheur en sciences de l'éducation « Education, Psychologie, Information et Communication » Université de Lyon, Professeur des Universités, Directeur de Thèses à l’Ecole Doctorale. Il a participé aux travaux pédagogiques du groupe de recherche du musée et a eu la chance de découvrir par hasard, chez un brocanteur de Toulon-sur-Arroux, la neuvième édition du livre qui contient les  références sur l’utilisation de ce boulier « Enseignement pratique dans les écoles maternelles ou premières leçons à donner aux petits enfants » paru chez Hachette (Paris), 1901, livre dont la première édition remonte à 1848 (1). Il portait, en outre, une trace de son origine : Mademoiselle Charleux, école libre, 10 boulevard de Seine, Andresy (Seine-et-Oise) ainsi qu’une image pieuse, pour anecdote : « Le Sacré-Cœur et les familles », imprimée à Autun le 25 mars 1941.

Livret d'accompagnement du boulier numérateur, édition 1901 (collection musée)


Ce précieux document contient les pistes pédagogiques d’utilisation du boulier et aussi des gravures qui nous éclairent sur sa configuration originelle. Le boulier que nous possédons a subi les outrages du temps et ne compte plus que 7 tringles coudées avec leurs 9 boules et deux tringles horizontales qui ne comportent respectivement plus que 12 et 14 boules de buis. Notons que Marie Pape-Carpantier publia en 1876 le « Nouveau manuel des comités de patronage et des directrices des salles d’asile » de l’appendice duquel est extrait le document concernant le boulier-numérateur.

Coffret pédagogique contenant le boulier numérateur (brochure 1901)


A l’origine, son cadre en bois renfermait d’une part : 9 tringles coudées, sur chacune d’elles on trouvait 9 boules  et d’autre part : 2 tringles horizontales avec 15 boules chacune. Marie Pape-Carpantier invente donc ici une construction ingénieuse qui combine les avantages d’une disposition double. Ce matériel était accompagné de chiffres mobiles imprimés sur carton qui permettaient de visionner le nombre obtenu par manipulation, on peut lire dans la notice :  « Les tiges du boulier-numérateur se recourbent à angle droit de manière à présenter une partie verticale et une partie horizontale ; il n’y a bien entendu que 9 boules dans chaque tige, mais suivant qu’on veut figurer 1, 2, 3, 4 unités, on fait descendre dans la partie verticale, 1, 2, 3, 4 boules en laissant les autres en réserve dans la partie supérieure. De plus, ces boules ne sont pas d’égale grosseur ; il a été impossible de leur donner la progression des volumes qu’exigerait le système décimal ; mais c’est déjà une première et très utile leçon pour l’enfant de voir que les unités sont plus petites que les dizaines, celles-ci plus petites que les centaines, etc. Avec cet appareil, on fait des exercices de calcul par la vue qui peuvent très bien embrasser les quatre règles. Le résultat le plus important est d’habituer l’enfant à bien comprendre le sens et la nécessité du zéro, indiqué par l’absence de boules dans la tringle représentant un certain ordre d’unités… »
Bien entendu, ce matériel certainement coûteux ne manqua pas d’être copié par des maîtres « bricoleurs » désargentés, avec plus ou moins de succès, il faut bien le dire…


Copie du boulier numérateur (collection privée)

Copie du boulier numérateur (collection privée)


 Il rencontra aussi des adversaires sérieux dès le XIXième siècle comme le rapporte Ferdinand Buisson dans son Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, Article Boulier, Tome I de la première partie, pages 270 et 271, Hachette, 1887 à propos des commentaires de M. Rambert, professeur à l’école polytechnique de Zurich : « Le boulier corrompt l'enseignement de l'arithmétique. La principale utilité de cet enseignement est d'exercer de bonne heure, chez l'enfant, les facultés d'abstraction, de lui apprendre à voir de tête, par les yeux de l'esprit. Lui mettre les choses sous les yeux de la chair, c'est aller directement contre l'esprit de cet enseignement. La nature a donné aux enfants leurs dix doigts pour boulier ; au lieu de leur en donner un second, il faut leur apprendre à se passer du premier. On dit que le boulier donne aux maîtres beaucoup de facilité pour ses explications. Je le crois. On a vite compté sur le boulier que 10 et 10 font 20 ; mais l'enfant qui n'a fait que le compter sur le boulier a perdu son temps, tandis que celui qui l'a compté de tête a fait le plus utile des exercices. Il faut un complément et un correctif à l'enseignement par la vue ; c'est au calcul mental qu'il convient de le demander. » (2)

Brochure 1901, pages 138-139 (collection musée)


La notice explicative fixe une progression dans les apprentissages et propose des leçons à suivre. Il est intéressant d’observer ce qui était demandé aux jeunes élèves de maternelles (ou de salles d'asile bien avant) et on peut s’interroger sur les résultats obtenus, nous vous laissons juge…
Brochure 1901, pages 140-141 (collection musée)


Brochure 1901, pages 142-143 (collection musée)


Brochure 1901, pages 144-145 (collection musée)

Brochure 1901, pages 146-147 (collection musée)


En forme de clin d’œil mathématique et pour montrer la relative complexité de certaines notions, on notera que si les apprentissages se sont affinés, notamment grâce aux travaux en psychopédagogie, d’autres se sont singulièrement compliqués : pour exemple, c’est la loi du 2 avril 1919 qui définit les unités de mesure de longueur, de masse et de temps. Tous les écoliers apprennent dorénavant la définition du mètre : « C’est la dix millionième partie du quart du méridien terrestre dont la mesure-étalon en platine iridié est déposée au Pavillon de Breteuil, à Sèvres, près de Paris ». La 11e Conférence Internationale des Poids et Mesures, tenue à Paris en octobre 1960, sur le « système international d’unité » ne permet plus aux petits écoliers une telle prouesse de mémoire. Le mètre est en effet devenu depuis le 1er janvier 1962 : « 1650763,73 fois la longueur d’onde, dans le vide, de la radiation correspondant à la transition entre les niveaux  2p10 et 5d2 de l’atome de krypton 86 »...


Livret en vente au musée de la Maison d'Ecole Montceau


Pour conclure
La problématique posée par le projet de mise en valeur d’un objet « choisi » apparaît beaucoup plus clairement maintenant. L’exposition d’objets dans un musée ne peut en aucun cas se réduire à une lecture implicite aussi symbolique soit-elle. Le visiteur doit prendre conscience de la double fonction d’une exposition : elle témoigne d’un temps révolu à travers l’image qu’elle renvoie au premier degré certes, mais elle témoigne aussi, au second degré, d’une société en pleine évolution et des personnages qui l’ont façonnée. Si riche d’enseignement sur l’histoire de l’école soit l’objet, il ne prend son sens plein et entier qu’à travers la mise à jour de cette deuxième fonction. Ce parti pris muséographique ne nous éloigne pas du choc émotionnel ressenti à la vue de notre boulier mille fois manipulé mais il renforce et éclaire son vécu et celui de ses contemporains. N’est-ce pas là la démarche authentique vers l’histoire institutionnelle  et la sociologie scolaire qui ouvre une véritable perspective pédagogique pour nos visites ? 


A suivre... Prochainement, "Marie Pape-Carpantier, pédagogue et féministe" (Biographie)


Pour aller plus loin :
-       Bulletin de l’APMEP, v447, pages 457-471, 2003
-       Le Boulier Numérateur de Marie Pape-Carpantier, Jean-Claude régnier, Université Lumière Lyon 2-UMR-5191-ICAR


(1): Bibliographie sommaire de Marie Pape-Carpantier :
Préludes, poésies, 1841
Conseils sur la direction des salles d’asile, 1846
Méthode d’enseignement et d’éducation et exercices, 1847
Enseignement dans les écoles maternelles ou premières leçons à donner aux petits enfants, 1848
Histoires et leçons de choses, 1848(58 ?)
L’histoire d’un grain de sable (modération dans le désir. Sage lenteur de la providence)
L’enseignement pratique dans les écoles maternelles, 1849
L’économiste Français, 1859
Le secret des grains de sable ou géométrie de la nature, 1863
Les petites lectures variées pour les enfants des deux sexes, 1863
Jeux gymnastiques avec chants pour les enfants des asiles, 1864
Nouveau manuel des comités de patronage et des directrices des salles d’asile, 1876
Zoologie, histoires et leçons explicatives destinées aux écoles, aux salles d’asile et aux familles, Hachette
Histoire du blé, leçons explicatives sur sa culture et son emploi, Hachette
Lectures et travail, pour les enfants et les mères, Hachette
Le dessin expliqué par la nature, Hachette

Cours d’éducation et d’instruction, pour les enfants de 5 à 14 ans, Hachette


Ferdinand Buisson


(2) : Ferdinand Buisson,  Dictionnaire de pédagogie et d'instruction primaire, Hachette, 1887.
Article Boulier, Tome 1 de la première partie, pages 270 à 271.
BOULIER-COMPTEUR, BOULIER-NUMÉRATEUR, etc. — On appelle ainsi des instruments employés dans les salles d'asile et dans les classes très élémentaires pour initier de tout jeunes enfants à la première pratique du calcul.
L'idée de faire compter par les enfants des objets matériels avant de leur parler des nombres abstraits et des chiffres qui les représentent est trop naturelle pour ne pas être aussi ancienne que la civilisation. Elle a fait inventer dès l'antiquité des abaques* plus ou moins perfectionnés. Chez nous depuis la fin du moyen âge on exerçait les enfants, comme le porte le titre de plusieurs vieux livrets d'école, « à sommer avec les jets » (jetons); Montaigne dit quelque part : « Je ne sais compter ni à jet ni à plume ».
Cependant il paraît bien avéré que c'est de Russie que nous est venu au commencement de ce siècle le type du boulier proprement dit. Le boulier russe primitif se compose de quelques tringles horizontales dans lesquelles sont enfilées des boules, comme en ont les joueurs de billard pour marquer les coups gagnés par chacun d'eux. On retrouve encore chez plusieurs peuples ce boulier tout simple qui ne peut servir absolument qu'à apprendre aux enfants la série des dix premiers nombres.
 Peu à peu on s'est demandé s'il ne serait pas possible de faire un meilleur emploi de cet appareil et surtout de s'en servir pour apprendre la numération dans le système décimal. Aux tringles horizontales on a essayé de substituer des tiges verticales où les boules s'enfilent de la même façon. En France, madame Pape-Carpantier a fait mieux encore par une construction ingénieuse qui réunit les avantages des deux dispositions. Les tiges de son boulier numérateur — appareil aujourd'hui trop répandu pour qu'il soit besoin de le décrire — se recourbent au milieu à angle droit de manière à présenter une partie verticale, l'autre horizontale. Il n'y a bien entendu que 9 boules dans chaque tige, mais suivant qu'on veut figurer 1, 2, 3, 4 unités, on fait descendre dans la partie verticale 1, 2, 3, 4 boules en laissant les autres en réserve dans la partie supérieure. De plus ces boules ne sont pas d'égale grosseur : il a été impossible de leur donner la progression de volumes qu'exigeait le système décimal, mais c'est déjà une première et très utile leçon pour l'enfant de voir que les unités sont plus petites que les dizaines, celles-ci plus petites que les centaines, etc. Avec cet appareil on fait des exercices de calcul par la vue qui peuvent très bien embrasser les quatre règles. Le résultat le plus important est d'habituer l'enfant à bien comprendre le sens et la nécessité du zéro, indiqué par l'absence de boules dans la tringle représentant un certain ordre d'unités.
D'autres bouliers ont été depuis imaginés, la plupart reproduisant l'idée principale du boulier-numérateur de madame Pape. On a par exemple essayé de soustraire à la vue de l'élève les boules qui n'entrent pas à un moment donné dans le calcul; pour cela la tringle verticale est recourbée d'avant en arrière, les boules qu'on ne veut pas considérer glissent dans la partie recourbée et tombent derrière une planchette destinée à les masquer. Chaque exposition donne naissance à une multitude de bouliers prétendus nouveaux et qui se recommandent par des combinaisons quelquefois ingénieuses ; le détail en importe peu ici.
Ce qui importe, au contraire, c'est de déterminer en quel sens et dans quelle mesure l'emploi du boulier doit être approuvé. Il a rencontré des adversaires sérieux. L'un d'eux, M. Rambert, professeur à l'école polytechnique de Zurich, disait à propos des bouliers figurant à l'exposition de Vienne :
« Le boulier corrompt l'enseignement de l'arithmétique. La principale utilité de cet enseignement est d'exercer de bonne heure, chez l'enfant, les facultés d'abstraction, de lui apprendre à voir de tête, par les yeux de l'esprit. Lui mettre les choses sous les yeux de la chair, c'est d'aller directement contre l'esprit de cet enseignement. La nature a donné aux enfants leurs dix doigts pour boulier ; au lieu de leur en donner un second, il faut leur apprendre à se passer du premier. On dit que le boulier donne aux maîtres beaucoup de facilité pour ses explications. Je le crois. On a vite compté sur le boulier que 10 et 10 font 20 ; mais l'enfant qui n'a fait que le compter sur le boulier a perdu son temps, tandis que celui qui l'a compté de tête a fait le plus utile des exercices. Il faut un complément et un correctif à l'enseignement par la vue ; c'est au calcul mental qu'il convient de le demander. »
Le sagace et spirituel critique a, peut-être bien, confondu ici les bouliers avec les machines à calculer. Nous avons fait ailleurs (V. Arithmomètre), nos réserves expresses sur les machines à calculer, si ingénieuses qu'elles soient. Un juge d'une grande autorité, M. Sonnet, a parfaitement dit :
« Le calcul mental est la base de toute instruction en ce qui concerne le calcul ; toute machine qui a la prétention de suppléer au calcul mental va contre le but de l'enseignement. »
Mais le boulier n'est pas un arithmomètre : il facilite le travail de l'élève, mais il ne le supprime pas ; et d'ailleurs il ne s'adresse qu'aux tout jeunes enfants.
Comme l'a bien fait observer M. Lenient dans une série d'études sur les bouliers (Journal des instituteurs, 1877, 1er sem.): « en montrant à l'enfant, en lui faisant voir les résultats d'une addition, d'une soustraction, d'une multiplication ou d'une division, le boulier diminue les efforts et la fatigue de l'enfant, mais par le témoignage de ses yeux, il grave profondément dans son esprit et dans sa mémoire tous ces résultats qu'il lui importe de conserver. Le boulier prépare, initie au calcul mental : nous n'avons jamais pensé qu'il pût le remplacer. »
On veut que l'enfant s'accoutume à voir de tête, c'est très bien, mais encore faut-il qu'il ait appris d'abord à voir avec ses deux yeux. Avant l'abstrait le concret, avant la formule l'image, avant l'idée pure l'idée sensible : c'est la loi générale de la saine pédagogie.
Maintenant, pour l'usage exclusif du premier âge, est-il vrai que le boulier soit un meuble superflu, que le boulier, naturel qui se compose des dix doigts soit préférable ou soit suffisant ? Nous ne le croyons pas. Le calcul sur les doigts a plus d'inconvénients que le boulier comme l'a fort bien montré M. Lenient :
« D'abord on ne peut pas disposer de sa main comme d'un objet étranger ; puis, apprendre aux enfants à calculer sur leurs doigts présente certainement un danger : les élèves continueront à s'en servir longtemps encore après qu'on les aura exercés à calculer de tête. C'est donc un obstacle justement au calcul abstrait que préconise M. Rambert. Le boulier est d'un usage bien plus commode. Facile à manier, il se prête à toutes les combinaisons possibles, et permet au maître de démontrer les diverses opérations de l'arithmétique. Dans une classe nombreuse, c'est même, de tous, le meilleur moyen de démonstration. »









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